Tirage au sort des appelés

 

Le tirage au sort

par Lucienne Berghmans

Le 14 décembre 1909, il y a donc 100 ans, le Senat vote la loi qui rend obligatoire le service militaire
(réforme fondamentale) et abroge le tirage au sort.
C’est in extremis, que le roi Léopold II signe la loi.
II mourra le 17 décembre !

Qu’était le « tirage au sort » ?

C’était une loterie au cours de laquelle, étant donné un nombre de miliciens à envoyer dans les casernes, on désignait ceux-ci par le sort entre l’ensemble des jeunes gens d’un canton.
On ne peut imaginer pire injustice que ce système apparemment juste.
Lorsque l’on démonte le mécanisme de cette loterie humaine, on est littéralement effaré par cette monstruosité juridique qui fut en usage durant plus d’un siècle dans notre pays.
Il n’est donc pas surprenant que le bon peuple de chez nous se soit insurgé par tous les moyens contre cette foire d’empoigne dans laquelle, comme disait l’autre, c’étaient toujours les mêmes qui se faisaient tuer!
En effet, quelques lignes de la loi prévoyaient le remplacement des conscrits fortunés.
II suffisait à ces deniers de verser une somme d’environ 1.600 francs pour se voir remplacé par des mercenaires.
Les mercenaires, appelés officiellement «volontaires à primes», étaient le plus souvent issus de régions sous-développées, Ardennes et Flandres.
Le conscrit qui avait tiré un mauvais numéro et faisait appel à un mercenaire, courait un risque : si son remplaçant désertait, l’exempté en était non seulement pour son argent, mais il devait alors porter l’uniforme, à moins qu’il ne se procure, à ses frais, un autre mercenaire.
En revanche, le mercenaire du temps de paix était mobilisable en temps de guerre.
II pouvait ainsi se faire tuer pour un autre, ce fut le cas en 1914.
L’armée belge était donc, en quasi totalité, composée de fils de prolétaires.
C’était ce que nos aïeux appelaient « l’impôt du sang ».
II nous faut rappeler que, jusqu’au début du XXème siècle le service militaire était fixé à trois ans pour les fantassins, et
à quatre ans pour les cavaliers et les artilleurs.
S’il est vrai que les Belges se défendent courageusement lorsqu’ils sont attaqués, il est non moins exact qu’ils ont toujours répugné au service militaire.
A plus forte raison lorsque celui-ci dure quatre longues années…

Bref historique du « tirage au sort »

Il semble bien que le tirage au sort fut institué par Cosme de Médicis (1519-1574) qui voulait s’assurer les troupes nécessaires au maintien de son autorité sur la Toscane.
Le roi de France Louis XIII (1601-1643) utilisa aussi le tirage au sort en vue de perfectionner le recrutement de ses milices.
Les numéros du tirage au sort, blancs et pliés, étaient placés dans une aumônière et comportaient trois séries:
la première, de 1 à 100 distinguait les recrues de l’armée active, la deuxième, celles de la réserve, tandis que
les cents derniers numéros provoquaient l’exemption définitive.
Après le tirage, les exemptés organisaient un feu de joie et un banquet en faveur des malchanceux.
On comprendra aisément que le système de l’aumônière provoquait des fraudes.
Certains préposés peu scrupuleux indiquaient l’emplacement des bons numéros à ceux de leurs protégés devant participer au tirage.
Le marquis de Louvois, ministre de la Guerre sous Louis XIV, eut vent de ces fraudes.
Il se grima, participa au tirage sous le nom d’un de ses neveux, et dévoila le pot au roses.
Le bailli responsable alla moisir sur la paille humide d’un cachot, à la Bastille.
Au temps de Louis XVI, la sévérité était excessive, on ne reconnaissait que de rares exemptions.
Des estropiés furent ainsi accusés de mutilations volontaires et emprisonnés.
Sous la révolution, le tirage au sort persista et les miliciens furent appelés «défenseurs conscrits», ou plus simplement «conscrits».

Pourquoi «conscrits» ?

Selon l’usage de l’époque, ce nom fut emprunté aux Romains qui désignaient par « conscripti » (inscrits ensemble),
les hommes parmi lesquels on enrôlait les légionnaires.
Votée le 19 fructidor de l’an VI de la République (1798), la conscription fut donc instaurée comme mode de recrutement des soldats.
Nos provinces ayant été réunies à la France en 1793, après la bataille de Jemappes, les Belges furent donc astreints à la conscription.
Ce fut une des causes de la Guerre des Paysans.
Napoléon devait rendre la conscription odieuse par l’appel de trop jeunes classes sous les drapeaux.
Après Waterloo, sous la monarchie hollandaise, et même après la révolution de1830, la Belgique conserva également
le tirage au sort !

Le «clou»

Le tirage au sort avait lieu en janvier, au chef-lieu de canton, les localités étaient appelées au tirage par ordre alphabétique.
Quand le conscrit pénétrait dans la salle où se déroulaient des opérations du tirage au sort, on lui présentait un tambour (el toûnwèro) dans lequel se trouvaient les numéros enfermés chacun dans une petite gaine en bois dénommée «cossette».
Le conscrit avait le droit de faire mélanger les cossettes dans le tambour avant d’en enlever une.
Apres avoir pris sa cossette, le conscrit la tendait au président qui l’ouvrait, criait le numéro et remettait ensuite le papier au conscrit.
Le contingent à recruter étant fixé d’avance, tout aurait été définitivement réglé après le tirage au sort, mais des éléments impondérables intervenaient alors et venaient modifier les données du problème.

En effet, tous les porteurs de mauvais numéros n’étaient pas automatiquement incorporés.
Un mois environ après le tirage, le Conseil de Révision fonctionnait et classait les malchanceux en trois catégories :
1°) Les conscrits déclarés aptes au service. Leur sort était réglé de façon définitive, ils porteraient l’uniforme.
2°) Les inaptes à titre définitif. Tout en ayant pris un mauvais numéro étaient réformés en raison de déficiences physiques.
3°) Les ajournés. Inaptes provisoirement, ces conscrits subissaient un «suspense» qui devait durer parfois plusieurs années avant d’être définitivement fixés sur leur sort.
Ils pouvaient être déclarés aptes deux ans et même plus après avoir subi le tirage au sort.
Ils pouvaient aussi être reformés définitivement à un Conseil de Révision ultérieur.
De toute manière c’était une situation peu enviable!
Le nombre d’inaptes à titre définitif s’ajoutant au nombre d’ajournés, avait pour résultat de placer un certain nombre
de porteurs de numéros dans une situation douteuse appelée «le clou».
Pour essayer d’échapper au service militaire, les «douteux» faisaient leur possible pour que l’on recrute des hommes parmi les ajournés des années antérieures, et, dénonçaient les «carottiers».
Plus on acceptait d’ajournés, plus on descendait dans les numéros douteux pour en faire de bons numéros.
En résumé, un certain temps devait donc s’écouler avant que ne cesse le «suspense » subi par les conscrits
qui se trouvaient «au clô».
Le plus bas numéro – le comble de la malchance !- était appelé «el bidet».

Croyances, magie et superstitions

La date du tirage au sort constituait un évènement extraordinaire pour toutes les familles dont un parent plus ou moins éloigné atteignait l’âge de participer à la loterie humaine.
Dès lors, tous les moyens possibles et imaginables étaient employés afin d’éloigner le spectre de la caserne.
Les croyances les plus étranges, la magie, le charlatanisme, la religion mêlée de superstitions, tout un fracas invraisemblable et ridicule de pratiques bizarres ou saugrenues, étaient livrées en vrac à la crédulité de braves gens affables par l’échéance redoutable.
II n’était pas question d’épousailles, avec un fiancé qui n’avait pas tiré au sort.
L’analphabétisme était grand, la misère sévissait et, dans certains cas, on vit même des jeunes gens recourir
à la mutilation volontaire afin d’être déclarés inaptes au service militaire.
Pour s’assurer un bon numéro, on faisait dire des messes et des neuvaines.
On accomplissait des pèlerinages dans des conditions bien étranges et insolites.
On vantait les mérites d’un bout de corde de pendu: cela portait chance.
Si un conscrit était né coiffé, on cousait le «voile de la Vierge» dans le vêtement qui devait être porté le jour du tirage;
toutefois, le jeune homme devait l’ignorer.
Les mamans infortunées qui ne possédaient point la fameuse membrane, se débrouillaient pour en obtenir une en prêt, car les vertus du «voile» n’étaient pas propres à un seul individu.
Du moment où le porteur était tenu dans l’ignorance, le résultat était identique.
Le conscrit portait sur lui une pièce d’argent de cinq francs, dite « a trwès tiesses » (à trois têtes).
II s’agissait des pièces françaises, frappées après 1870, qui avaient cours légal en Belgique et qui représentaient
trois personnages sous la devise «Liberté, Egalité, Fraternité».
On s’abouchait avec un enfant de coeur, afin qu’il dispose une de ces pièces sous la nappe de l’autel.
Après la consécration, cette pièce avait le pouvoir de donner un bon numéro à son porteur!

Le départ

En prévision du grand jour, le conscrit avait «spaurgni ses dringueyes» (fait des économies), afin de se trouver à la tête d’un petit pécule.
II avait participé à la création de la commission organisatrice du cortège de sa localité.
Huit jours avant le tirage, en compagnie de ses amis, il avait effectué une sortie en répétant les chants traditionnels.
Le départ officiel se faisait Grand’Place, vers 9 heures.
En tête, un drapeau tricolore, puis un canne-major faisant tournoyer son arme redoutable, les musiciens, cuivres
et tambours, la commission organisatrice, les conscrits, et enfin, fermant la marche, la foule des parents et amis.
Tout le monde portait le sarrau bleu et des guêtres noires vernissées.
Pourquoi des guêtres? (il s’agit de Moncellois): parce qu’on se rendait à pied, par la route de Mons, à Fontaine-l’Evêque
et qu’en janvier le revêtement était une boue liquide blanchâtre à cause des pluies de la saison.
C’était un macadam que le roulage réduisait en poussière, boue en cas de pluie, et nuage au beau temps.
On ne connaissait pas encore le goudron.

Au départ, la musique jouait un air, toujours le même, sur lequel il y avait des paroles:

– II n’est plus temps de balancer (bis)
– Voilà les conscrits qui sont prêts à marcher.
– Aux armes! (bis)
– Vers Fontaine, dirigeons-nous (bis)
– Aux armes! (bis)
– Vers Fontaine, dirigeons-nous.

Les conscrits se rendaient directement à la salle du tirage, sans s’arrêter dans les cabarets qui jalonnaient le parcours.
Bien entendu, ce n’était que partie remise et, les conscrits, parents et amis, se rattrapaient très largement au retour !
Un retour qui se laissait d’autant plus attendre que le pécule était important.
Le village s’était vidé de sa population. Les vieillards attendaient anxieusement le retour des pigeons voyageurs
que l’on avait emportés et, qui devaient rapporter à la patte le résultat du tirage.

Chants avant le tirage

Dès le départ, les conscrits et leurs «supporters» entonnaient des chants de défi ou d’espoir.

Á Fontaine-l’Evêque

En arrivant en vue de la côte de Fontaine-l’-Evêque, les conscrits moncellois, à pleins poumons, entonnaient ce refrain rabelaisien :

En arrivant au tienne Alârmont,
– Dji sins n’saquwè couru dins m’pantalon,
– Mon Dieu,Sainte Marguerite,
– Dji crwès qu’j’ai attrape l’ch…!!!

Tandis que, sur la Grand-Place, ils menaçaient ainsi les Fontainois :

Oh, les p’tits clâwtîs de la ville
– Ertirè vous
– Oh, les p’tits clâwtîs de la ville
– Ertirè vous
– Ertirè vous tertous
– L’Moncha va brîjî tout, (bis)

La Grand-Place était noire de monde.
Les conscrits devaient se frayer péniblement un passage pour entrer dans la salle où se déroulaient les opérations.

C’était l’instant fatidique.
Comme dans un rêve, le conscrit se remémorait les multiples recommandations : le pied gauche, la main gauche, tâter la pièce « a trwes tiesses », ou la corde de pendu, ou un autre talisman insolite, psalmodier une prière rapide…
Le coeur battant d’émotion, le conscrit tendait au président la cossette contenant le numéro qu’il avait tiré.
En quelques secondes, son sort était fixé. Certains étaient comme assommés, pétrifiés, en entendant crier le numéro, bon ou mauvais.
D’autres pleuraient de joie, certains riaient aux éclats.
D’autres encore partaient comme des fous, bousculant
tout le monde.

Un poète a dit:

– II a couru si rète
– Qu’il a r’viersi l’champète!!!

II s’agissait alors de sortir du local et, ce n’était pas une mince affaire.
Devant la porte d’entrée, on avait établi une barrière avec des pieux et des fils de fer.
II fallait sauter au-dessus pour sortir, tellement la foule était dense.
Le conscrit ne manquait pas de bondir vers le groupe de ses amis, laissant à ceux-ci le soin de le recueillir au vol.
Comme un bon numéro tiré diminuait d’autant les chances de ceux qui attendaient leur tour, les « scapès » étaient l’objet de brimades et de coups.
II s’agissait de faire vite et de décamper comme un voleur!
Le numéro tiré était conservé précieusement.
Ce bout de papier qui avait tant d’importance pour les « scapès », était encadré et accroché au mur de la cuisine familiale.
Lorsque le jeune homme se mariait, il reprenait ce souvenir et le plaçait dans sa nouvelle demeure!
Je possède toujours celui de mon père Georges Berghmans.
Les gagne-petit qui envahissaient la ville fabriquaient sur place des agrandissements du numéro que l’on épinglait
au sarrau.
Celui qui était «tombé» portait un numéro blanc et noir, en signe de deuil.
La coutume voulait que les conscrits portent une «cocarde».
La cocarde était une sorte de rose en papier de couleur.
On les assemblait en couronnes dont s’ornait la tête des participants.
On en portait aussi en collier.
Pour les malchanceux, il y avait aussi des cocardes en blanc et noir.
Après le tirage, le conscrit vivait des moments inoubliables.
Porté en triomphe s’il était « scapè », il devait se retrouver plus tard, brisé, moulu, dans un cabaret où il pouvait se livrer aux démonstrations de la joie la plus vive.
La bière et le « péket » coulaient à flots.
Une foule énorme envahissait les cabarets dont tout l’ameublement avait été enlevé.
L’animation la plus vive ne cessait que lorsque les bourses étaient plates.
Pour certains fêtards, la ribote durait ainsi plusieurs jours!!!
Les conscrits rentraient chez eux en groupe «en fèyant toutes les tchapèles», c’est-à-dire en buvant un verre, ou deux,
ou dix, dans les cabarets rencontrés sur le chemin du retour.

Le « bidet »

L’infortuné possesseur du «bidet» était tourné en dérision. Pour masquer son désespoir, il chantait à tue-tête :

– Vaut mieux l’bidet qu’ène feume,
– Ene feume i faut l’nourri,
– Bidet, i faut pârti !

ou encore :

– I vaut mieux d’aller qué l’bidet,
– Qui d’t’ chér su in gris baudet !
(On appelait «gris baudet» une femme qui travaillait «à l’fosse».)

Le cas de mon père : Georges Berghmans

Née, alors qu’il avait déjà 55 ans, j’ai eu la chance d’avoir à mes cotés un père heureux et fier de me raconter
«ses mémoires».
C’est ainsi que l’histoire de son «tirage au sort »je l’ai entendue maintes et maintes fois.
Mon père, né a Forchies-la-Marche le 20 juillet 1889 tombait sous la loi du fameux « tirage au sort ».

II fut malchanceux!
Mes grands-parents avaient déjà perdu deux fils lors d’une épidémie de typhus.
Mon père était le seul survivant avec ses sœurs ainées dans une famille qui, sans être d’origine bourgeoise, pouvait
se permettre de payer un « remplaçant ».
Le numéro 139, ainsi tiré, fut inscrit dans une «boule de verre».

Un conscrit malchanceux


 Sources :

No Moncha de Louis Goffin, Monceau-sur-Sambre
Notre dame au rouge, Le tirage au sort dans les Marolles
– Archives personnelles

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Extrait revue N° 16